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Les Acteurs de l'Ombre (France)
By Ophanin
Les Carpates, un lieu où les montagnes paraissent des volcans. Un lieu où les forêts insondables de conifères et de neige semblent se répandre cruellement tels de lentes coulées de lave. La rudesse du climat et les terres difficiles contraignirent les peuples enlacés par les chaînes rocailleuses à développer tout un imaginaire terrifiant autour des religions qui vinrent les balayer à l'image d'un vent salvateur, un vent qui vous glace le sang. Aujourd'hui encore les soupirs contrariés aux fins fonds des bois baignés par l'âpre lueur lunaire trouvent échos chez Negura Bunget. Loin d'une palinodie, les Roumains à l'humilité notoire réemploient et, oserons-nous dire, magnifient les légendes, les images d'Épinal, les stéréotypes.
Les ténèbres épaisses de la nuit s'entrelacent à la tristesse du jour. Le blanc et le noir se font place continuellement apportant leur lot de quotidienneté navrante, désespérante. Alors, les lugubres veillées nocturnes se peuplent de monstres étranges, de goules mangeuses d'homme, de vampires assoiffés et périlleux si beaux si séduisant mais aussi de lycanthropes tellement enviables incessamment tiraillé entre la force bestiale et la sauvagerie humaine, au moins il leur arrive quelque chose.
De pleins pieds dans la terre fraîchement humide, on contemple le regard encore embué de vastes espaces boisés dont la blancheur renvoie avec violence l'agressivité du Soleil. Ce pays paraît haïr cet astre, ses châteaux s'observent la nuit, ses campagnes enlaidies cherchent à se soustraire aux accusations oculaires de l'étranger et ses mystères choisissent la solitude. Les odeurs de la résine, de l'ambre et des oiseaux cachés écrasent de leur superbe le froid péremptoire brûlant les narines ou la gorge selon la respiration. Haletant, la fierté cède à la crainte, l'homme satisfait de son escalade s'interroge sur les entités nocturnes pouvant éventuellement se dissimuler dans l'ombre. Le chant des branchages dansant sous le vent ne rassure que l'imbécile, il n'effraie que le superstitieux. Cependant, l'homme se sent modeste et grave, il s'est prouvé sa puissance, il peut réaliser un exploit, il peut dominer la vallée. La lisière devient menaçante, les guitares se font acérées, la basse redondante. Ses chants éthérés se mettent à hurler toute la détresse du vieux monde.
Des ombres se dessinent derrière les troncs noirs. Pris de panique, l'homme dispose de petites torches à même le sol, il dessine de cette manière un cercle sur son dantesque perchoir. Que penser de cette musique froide, froide, froide à en mourir ? Ces instruments folkloriques et ses percussions variées ? Ses voix affolantes témoignant d'une redoutable intelligence ? L'incertitude guète au coin, lil rouge et flamboyant au creux duquel on croit lire la malice alors que seule la luxure s'y meut aveuglément. Les silhouettes grandissent, les ténèbres se font oxygène, s'enfonce jusqu'au poumon et pénètrent les sangs.
Rien à l'horizon, juste des épicéas, des sapins, des mélèzes et de la neige à perte de vue, à n'en plus finir. L'obscure clarté du ciel inonde les sillons que les cours d'eau gelés formèrent au grès des siècles. Les étoiles sont nombreuses, des pas s'approchent, s'intensifient. Les épines tombent et les bois craquent. Les délicieux cabris sauvages, les biches, les faons, les écureuils, tous brillent par leur absence. Nulle chouette, nul hibou, nul rapace ne viennent troubler la noirceur céleste infinie. Les compositions muent pour la dureté et l'insistance, la voix granuleuse s'équilibre. Un Meistergesang naturel se joue au cur des Carpates, Gaïa trompe l'homme par le biais de ses mélopées envoûtantes, il ne possède pas de place, il s'est extrait du cycle. Le clavier sinistre accompagne un chant clair désarticulé néanmoins d'une maîtrise bouleversante. Rien n'arrive par hasard, la batterie pilonne comme du blé dur sur ses fûts vidés de leur alcool. Une main fougueuse et inodore lui lacère l'épaule.
Le visage émacié sous les à-coups des flocons naissant, l'homme sort de sa torpeur, sa folie le quitte le temps d'admirer avec condescendance un lever de Soleil dévastateur. Alors la forêt anthropophage se tait, les oiseaux se libèrent, les animaux séchappent, les chauves-souris se dérobent à la vue. Le berger chantonne, les ovins bêles sporadiquement, les flûtiaux réclament et revendiquent une joie insouciante dépourvue des arides violences du pays, de la dureté coupable qui secoue par spasmes aléatoires des populations tenaillés par les moissons mauvaises. L'homme bringuebale entre lyre et joie, sauvé ! il est sauvé, il s'extirpe de ces affreux cauchemars. La peau le brûle, les cheveux le grattent, le Soleil l'englouti. Il s'est échappé de ce monde infâme, de son monde maudit, des souvenirs et des craintes inhérentes à l'avenir. L'hystérie rurale semble ironie.
10/10